« Le fils de la famille Rivendell est nouvellement célibataire, paraît-il. » Susan Wagner avait lancé cette phrase avec désinvolte, mais personne autour de la table ne fut berné par sa fausse indifférence. Au contraire, Andrew Wagner, le patriarche de la famille, releva la tête de son assiette avec intérêt, bientôt imité par trois de ses héritiers.
« Vraiment ? » s'enquit Andrew d'un ton aussi faussement désinvolte que celui de son épouse.
« Quelle surprise, un jeune homme aussi intelligent ! » « Et mignon. » renchérit Juliet, la deuxième enfant de la famille.
« Il n'y a pas une fille dans cette ville qui ne le trouve pas irrésistible. » Thomas, l'aîné, lança un regard entendu vers ses parents.
« J'ai entendu dire qu'il comptait entreprendre des études d'ingénierie. Un ingénieur à Cody, il en faut de l'ambition pour avoir de tels projets. » Un court silence s'installa, interrompu uniquement par les bruits de mastication du plus jeune enfant de la famille, à l'aube de l'adolescence et encore inconscient des enjeux qui prenaient place chez les Wagner depuis plusieurs mois déjà.
« Il pourrait peut-être t'aider avec tes cours, Bianca. » lança la matriarche, s'adressant directement à la principale concernée de cette conversation pour la première fois. L'interpellée, qui avait gardé le silence depuis le début du dîner, demeura immobile pendant un moment, les yeux rivés sur son assiette.
« M'aider avec mes cours ? » répliqua-t-elle d'un ton beaucoup trop las pour la jeune fille qu'elle était. Elle avait depuis longtemps perdu intérêt dans ces dîners familiaux (et obligatoires) qui faisaient partis de la routine des Wagners. En fait, chaque réunion familiale lui était aujourd'hui insupportable, parce que chaque conversation les ramenait irrémédiablement vers le même sujet : son avenir. Ses études, ses projets et, surtout, ses fréquentations.
« Si j'ai besoin d'aide avec mes cours, je demanderai à mon petit-ami. » « On parle de vrais cours ici Bianca, ceux pour entrer à l'université, pas ceux pour apprendre à grimper dans les arbres ! » La réplique impulsive de son père jeta un voile glacé à table et les doigts de Bianca se resserrèrent autour de son ustensile, alors que les yeux de sa fratrie se baissaient simultanément vers leur assiette.
Bianca avait toujours été l'enfant prodigue de la famille : intelligente, polie, parfaitement éduquée selon les critères des Wagners. Déjà à l'enfance, ses parents se plaisaient à dire que chacune des décisions qu'elle prenait était la bonne, qu'elle était pleine d'ambition et promise à une vie complète et accomplie. Qu'il eut s'agit de la réalité ou non, il ne fallu qu'une relation, un petit-ami qui ne correspondait pas aux « standards » pour faire de Bianca le sujet de préoccupation numéro un de sa famille. Il était maintenant primordial, voire essentiel, de la caser au plus vite avec un bon parti, un jeune homme blanc et républicain de la région, un jeune homme aux ambitions convenables avec lequel elle pourrait fonder la parfaite petite famille américaine et adopter deux golden retriever. L'idée n'avait jamais déplu à Bianca, au contraire ; quelques mois auparavant, c'était exactement le genre d'avenir qu'elle s'imaginait, le genre de projet de vie qu'elle chérissait. Puis elle avait rencontré Adriel, et ses plans de vie avaient changé aussi rapidement que la panique avait gagné ses parents.
Le silence à table, glacial, s'éternisa pendant encore plusieurs secondes. Les mâchoires de son père étaient serrées, rigides et c'est sa mère qui, nerveusement, tenta d'apaiser la situation :
« Ce que ton père veut dire, ma chérie, c'est qu'il faudrait éventuellement penser à mettre fin à cette amourette pour te concentrer sur ton avenir, tu ne crois pas ? » Sa voix douce et posée ne parvint pas à calmer la colère qui émanait de Bianca, qui quitta son père des yeux pour darder son regard sur sa mère.
« Ce n'est pas une amourette. » articula-t-elle froidement mais lentement, comme s'il s'agissait d'une phrase qu'elle avait maintenant l'habitude de répéter.
« Ce n'est pas une amourette du tout, loin de là. » Elle aurait voulu dire plus, expliquer les sentiments fous et incontrôlables qu'elle ressentait pour Abe et la certitude qui grandissait en elle qu'il était le bon, l'unique, la seule personne sur Terre qu'elle pourrait un jour aimer d'une façon aussi indéniable et limpide. Mais il lui semblait prématuré de s'adresser ainsi à ses parents alors qu'elle n'avait pas encore fait part au principal concerné des émotions folles qu'il déclenchait chez elle, du besoin constant qu'elle avait de se retrouver à ses côtés et de la plénitude que sa simple présence lui apportait. Et de toute façon, argumenter avec sa famille était devenu vain.
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Les ragots avaient commencés peu de temps après leur mariage, mais c'est à peine si elle en comprenait la nature tellement elle vivait dans son propre monde, sur son propre nuage avec Adriel. Elle n'aurait pu prétendre que la situation était idéale : elle était jeune, enceinte et nouvellement mariée en réponse à la pression de sa famille. Elle aurait souhaité terminer ses études, prendre le temps de s'installer avec Abe et organiser avec lui un mariage plus tard, quand tous deux auraient été prêts, un mariage à leur goût dans lequel ses parents n'auraient pas eu mot à dire. Sa grossesse surprise avait compliqué la situation, indéniablement. Mais au final, Abe et elle avaient simplement pris de l'avance sur un futur qui, elle en était convaincue, les attendait de toute façon.
À mesure que passait les semaines, puis les mois, la pression extérieure s'infiltra néanmoins entre eux, fissurant sournoisement leur relation sans que l'un ou l'autre n'y fasse obstacle. Les ragots se firent plus insistants et l'attitude d'Adriel, plus concordante aux reproches qu'on lui faisait en son absence. Jour après jour, on rappelait à Bianca les circonstances de leur mariage et la liberté dont son mari était maintenant dépourvue. On lui parlait des autres femmes qu'il fréquentait, de l'aigreur qu'il éprouvait face à ce mariage forcé et à cet enfant non désiré. À sa façon, elle avait tenté de se refermer devant ces arguments, de se couper de ces gens qui lui dépeignait une réalité à laquelle elle ne voulait pas croire ; à se refermer devant eux, toutefois, elle en vint également à se couper davantage de son mari, à s'éloigner lentement mais sûrement et à se murer dans un silence qui devint vite pesant.
L'accident fut le point culminant de cette crise qui se préparait tranquillement, vicieusement. Du jour au lendemain, il n'y avait plus de bébé et, aux yeux de Bianca, plus de projets non plus : combien de temps faudrait-il à Adriel pour s'apercevoir de la facilité avec laquelle il pourrait maintenant récupérer sa liberté ? Combien de jours, de mois avant qu'il ne lui annonce son départ, la fin de cette union qu'il n'avait probablement jamais réellement désirée ? Quand oserait-il s'afficher avec une autre, une femme qu'il fréquentait déjà probablement et dont elle devrait endurer la vision jour après jour, dans cette ville trop petite qu'était Cody ?
Cette nuit-là, le bras d'Abe enroulé autour de sa taille, Bianca avait essayé de trouver le courage de lui parler. De se confier sur les doutes qui l'assaillaient, de comprendre son silence et la distance qui s'était immiscée entre eux. Mais les mots n'étaient pas venus et, à la place, elle avait enserré la main d'Abe dans la sienne, désespérément, pour qu'il ne parte jamais. Un simple coup de fil avait toutefois suffit pour qu'il la laisse là, seule dans leur lit, et tout était alors devenu limpide pour Bianca : tous les avertissements, les ragots, les commentaires qu'on lui glissait depuis des mois. L'enfant à venir avait été la seule chose qui avait vraiment retenu Adriel : sans lui, ce mariage n'était qu'une frime, une entrave à son besoin de liberté. Prétendre était maintenant hors de question et il avait atteint ce point d'indifférence où il lui semblait acceptable de quitter au beau milieu de la nuit, sans explication, pour vaquer à d'autres occupations.
Couchée sur le dos, les yeux rivés sur le plafond, elle se força à lui accorder une heure et croisa les doigts pour qu'il revienne. Cette heure passée, elle se leva et, lentement, prépara la valise qu'elle planifiait inconsciemment depuis des semaines. Ses yeux allaient et venaient entre la valise et le cadran de leur chambre et son corps réagissait à chaque bruit extérieur, désireux qu'il s'agisse de son mari qui revenait à la maison. Quand elle finit par se convaincre que ce n'était pas le cas, pas ce soir, elle rédigea une note qu'elle déposa sur son oreiller et quitta. Elle termina sa nuit sur le sofa de sa sœur aînée, incapable de fermer l'œil et l'âme et peine, et dès le lendemain elle planifiait son départ par bus pour l'Utah.
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La première sonnerie du téléphone avait à peine retentit que Bianca se jetait déjà sur l'appareil, fébrile. Elle avait passé les dernières heures de la journée à tourner en rond dans son appartement de Salt Lake City, ramassant ici et là une objet qui ne traînait pas et prétendant s'intéresser à un livre de recette qu'elle avait laissé bien en évidence sur son comptoir, comme un encouragement. Les heures étaient passées à un rythme insoutenable par sa lenteur, et à plusieurs reprises, elle avait empoigné le téléphone pour placer elle-même l'appel qu'elle attendait. Chaque fois, elle s'était résigné à reposer le combiné, mais lorsque l'appel lui parvint finalement, elle avait épuisé les dernières gouttes de sa patience.
« Alors ? » fut le premier mot qu'elle lança, sans même préalablement confirmer l'identité de l'appelant.
« Ça ne s'est pas exactement passé comme prévu. » reçut-elle comme réponse de sa sœur, la voix de cette dernière trahissant le moment désagréable qu'elle avait sûrement récemment expérimenté.
« Ce qui veut dire que... ? » « Et bien, je suis allée chez lui - » « Je ne tiens pas particulièrement à un récit détaillé, Juliet. Il a signé ou pas ? » Les mots de Bianca étaient plus tranchants qu'elle ne l'aurait voulu, plus froids que ce que sa sœur méritait, mais la tension accumulée au cours des dernières semaines avait lentement raison de son calme.
Il lui avait fallu près de dix ans pour décider de demander le divorce. Au départ, l'idée ne lui avait même pas traversé l'esprit, pour la simple et bonne raison qu'elle ne voulait pas se séparer d'Adriel. Elle l'avait quitté, oui, parce qu'elle avait finit par se laisser convaincre que lui ne souhaitait que la fin de leur relation. Elle n'avait toutefois pu se résoudre à souhaiter la même chose. Les années passant, elle avait presque réussit à se convaincre qu'elle était passé à autre chose : elle avait un emploi, des amis, fréquentait parfois un homme pour quelques semaines avant de découvrir ce qui, inévitablement, clochait chez lui. Elle se croyait libérée, heureuse. Mais chaque relation, chaque évènement plus ou moins significatif la ramenait toujours à
lui.
Lui qui visitait encore ses rêves, même après dix ans,
lui dont le visage traversait ses pensées lorsqu'elle avait à prendre une décision,
lui dont elle recherchait inconsciemment l'approbation, même à 800 kilomètres de distance. Comme l'empreinte indélébile de ce que sa vie aurait pu être, la pensée qu'il existait encore, loin d'elle et sans elle, suffisait encore parfois à l'empêcher de fermer l'œil la nuit. Une autre conclusion s'était donc imposée à elle : il fallait divorcer, couper définitivement ce lien qu'elle n'avait pas voulu laissé mourir pendant toutes ces années. Faire disparaître son nom à lui de ses papiers, redevenir officiellement Bianca Wagner, reprendre sa vie en main et repartir à neuf. Recommencer à zéro, une fois encore.
Elle avait mandaté un avocat, qui avait veillé à ce que les papiers soient délivrés à Adriel. Ce dernier n'avait pas accepté, à la grande surprise de Bianca (n'était-il pas déjà marié, père de trois enfants, heureux et épanouis ? Dans ses cauchemars, c'était l'image qu'elle s'en faisait). Bianca s'était alors tourné vers sa sœur, qui s'était laissée convaincre de lui rendre ce tout petit service.
« Non, il n'a pas signé. » Service qui, apparemment, s'était révélé plus complexe que prévu. Bianca soupira lourdement, le visage enfoui dans le creux de sa main alors que le silence envahissait leur conversation. Pourquoi refusait-il de leur faciliter la vie à tous les deux ?
« Pourquoi ? » « Mais tu peux peut-être demander à ton avocat de - » « Pourquoi il n'a pas signé ? » Les quelques secondes qui précédèrent la réponse de Juliet trahirent son hésitation.
« Je ne sais pas trop. » « Juliet... ? » « J'en sais rien, peut-être - » « Juliet, qu'est-ce qu'il a dit ? » Un autre silence, plus long cette fois. Depuis le départ de Bianca, la famille Wagner avait soigneusement veillé à éliminer autant que possible Adriel Johnson de sa vie. Jamais on ne mentionnait son nom, jamais on ne donnait de nouvelles. Les visites familiales avaient toujours lieu à Salt Lake City, jamais à Cody, de peur que les deux époux ne se recroisent un jour. Le retour éventuel de Bianca n'était donc pas, à toute fin pratique, un évènement souhaitable.
« ... Il a dit que t'avais qu'à le lui demander en personne. »