Delilah avale une gorgée d'eau et repose son verre délicatement. Un silence de mort règne dans la pièce et elle n'ose même pas regarder ses parents de peur que ça relance la machine. Elle entend son frère soupirer et se lever. D'instinct, ses doigts viennent enlacer le poignet de Jason et elle relève les yeux vers lui. Mais il ne répond rien: il n'a pas besoin de le faire. Alors elle le laisse partir. Il quitte la pièce, puis la maison. Delilah passe une main dans ses cheveux et ose enfin regarder ses parents. "Nous devons être là pour lui.", dit-elle d'une voix douce et posée, de cette voix qu'on lui connait si bien. Les larmes roulent sur les joues de sa mère et Delilah se lève à son tour pour aller la serrer dans ses bras. Elle aussi, elle a peur. Elle aussi, elle a cette boule au ventre et cette nausée qui monte. Les ongles de sa mère se plantent dans ses bras et elle vient la serrer aussi fort qu'elle peut, comme si c'était Delilah qui allait partir. Comme si c'était elle qui allait prendre les armes et s'en aller au loin, dans les pays en guerre. Ce n'est que quelques minutes plus tard qu'elle sort de la maison et trouve son aîné adossé au mur, près de la porte. Il tourne la tête vers elle, mais ne dit rien. Comme souvent: il a toujours été le plus silencieux, le plus discret. Le plus fort des deux. Delilah vient s'installer près de lui et croise ses bras contre sa poitrine. "Ne leur en veut pas", commence-t-elle. "Ils sont juste...Ils sont inquiets pour toi." Jason pousse un autre soupir. "Tu crois que j'suis pas au courant du mal que je leur fait? Tu crois que je ne sais pas que papa va passer ses journée à scruter les infos et maman à redouter le moindre coup de téléphone pendant des mois? Mais qu'est-ce que tu veux que je fasse, Del'? C'est mon métier. J'suis un soldat." Delilah ne sait pas quoi répondre. Après tout, c'est la vérité. Il est déjà parti deux fois. La première a été la mission la moins longue: six mois. Et la seconde, vingt quatre. Là, il a passé quelques mois à la maison, avant d'apparemment être obligé de repartir. Pour quelle durée? Delilah n'en a aucune idée et dans le fond, Jason non plus. Les choses se font au jour le jour, à l'armée. "Je sais", souffle-t-elle en se laissant aller contre lui, posant sa tête sur son épaule. "Je déteste quand tu pars...mais ne t'inquiète pas, ils vont s'y faire. J'pense qu'ils s'attendaient pas à ce que tu repartes aussi tôt, c'est tout." Un ange passe et Delilah sent Jason déposer un baiser sur le sommet de son crâne. Elle ferme les yeux et essaie de ne pas penser à tout ça. De ne pas s'inquiéter. "Pitié, dis moi juste que tu seras de retour pour les fêtes: parce qu'il est hors de question que je me tapes les journées "clan Woods" toute seule avec la famille au grand complet!" Jason éclate de rire, et Delilah l'accompagne. Il passe un bras autour de ses épaules et la serre contre lui. "T'inquiète, je t'abandonnerais pas à ton triste sort." Puis il baisse son visage pour pouvoir croiser son regard. "Et toi, quand est-ce que tu comptes leur dire que tu t'en vas?" Delilah grimace. C'est vrai qu'elle était censée leur annoncer sa décision, prise il y a quelques semaines déjà: Elle est fatiguée de New-York. Fatiguée de cette vie à mille à l'heure. Elle veut plus, plus de stabilité, plus de communication. Plus d'humanité et de tradition. Elle a d'ailleurs déjà contacté sa famille résident au Wyoming pour savoir si elle pouvait aller vivre chez eux quelques temps. A Cody, Delilah y pense depuis longtemps. Elle veut y déposer ses valises. Mais maintenant que Jason a lâché sa propre bombe, comment aborder le sujet avec ses parents? "J'en sais rien. Je suppose que je vais repousser mon départ à quelques mois. Sinon je pense que maman sera prête à nous enfermer tous les deux dans la maison pour qu'on en sorte jamais et qu'on reste avec elle à vie!" Les yeux de Jason s'écarquillent dans une fausse expression surprise. "Tu crois qu'elle oserait? Ce serait l'enfer!" Ils rient encore et il la lâche pour se redresser. "Franchement, ne repousse pas ton départ, ce serait bête. Papa et maman son forts et compréhensifs: ils vont accepter. Puis regarde, au moins ils se retrouveront tous les deux!" Delilah sourit. Effectivement, ce serait un bon argument! "D'accord", répond-elle. "Je suppose qu'une nouvelle en plus ne pourra pas nous faire tomber plus bas!...Tu restes avec moi?" Jason attrape la main de sa petite soeur avant d'ouvrir la porte. "Toujours."


"...Oh mon dieu, mais qu'est-ce que tu fais?" Allongée à plat ventre sur son lit, lunettes sur le nez et cheveux attachés à l'arrache en chignon au sommet de son crâne, Delilah lève les yeux de son livre. Sa cousine se tient là, dans l'encadrement de la porte, les yeux écarquillés. "Quoi?", demande Delilah. "Je lis, ça se voit pas?" Gabrielle -dit Gaby-, se précipite vers elle et lui arrache l'ouvrage des mains, ignorant le cri d'indignation de Delilah. "On est samedi ce soir, est-ce que tu es au courant?!" Les sourcils froncés, la jeune femme tente de reprendre son livre, sans succès. Alors elle soupire et se met en position assise. "Ah oui? Non, j'avoue que je suis tellement bête à manger du foin que je m'en étais pas rendue compte!" Gaby lève les yeux au ciel et se dirige vers la penderie, inspectant les vêtements de Delilah. "Je peux savoir ce que tu cherches?" Toutes les deux ont le même âges et bien qu'elles n'aient pas grandi forcément ensembles, elles sont plus comme deux soeurs qu'autre chose. "Une tenue. Ce soir, on sort!" Delilah pouffe de rire. "Non, ce soir tu sors. J'suis arrivée hier et je suis crevée, Gaby!" Gabrielle ne se laisse absolument pas attendrir ni impressionner et lui envoie une paire de jean sombre, ainsi qu'un haut gris perle magnifique. "Allez, enfile ça! Et puis par pitié, coiffe toi! Je t'attends en bas: t'as dix minutes!" Et elle disparait en coup de vent, ne laissant même pas le temps à Delilah de répondre ou d'argumenter. Celle-ci regarde les vêtements entre ses mains et soupire. Après tout, pourquoi pas? Elle vient certes d'arriver, mais ce n'est pas comme si elle avait eu le temps de faire le tour de la ville, depuis vingt quatre heures! Alors, tout en râlant, elle se lève et file tout de même s'habiller: au fond d'elle, elle est heureuse d'être ici. Son oncle et sa tante ont tout de suite accepté qu'elle vienne vivre chez eux le temps de trouver son propre appartement.
Après les dix minutes imparties, Delilah dévale les escaliers et rejoint sa cousine; elle a même eu le temps de se maquiller, ce qui semble ravir Gaby. Elle passe ensuite son bras sous celui de Delilah: "Allez, allons nous amuser un peu!" Elle lance un revoir de loin à ses parents et entraîne Delilah avec elle.


"Ouiiiiii, puisque je te dis que tout va bien!", râle gentiment Delilah tout en fermant la porte derrière elle d'un coup de pied. Les mains prises par un énorme carton, Delilah tente tant bien que mal de parler avec sa mère avec son téléphone calé entre son oreille et son épaule. "Je peux te rappeler? D'accord...Quoi? Non pas ce soir, je te rappelle demain! Mamaaaan! Je serais encore en vie et au même endroit demain, alors à plus tard! Oui, je t'aime aussi, embrasse papa!" Sans attendre plus longtemps, elle lâche le carton et raccroche avant de se laisser tomber dans le canapé juste derrière elle. Elle ferme un instant les yeux avant de sourire et de regarder l'espace bien assez grand pour elle. Bon, il y a encore deux ou trois petits détails à voir, mais elle sent déjà chez elle ici. Soudain, elle entend des bruits de pas, de griffes qui raclent le sol et sourit de plus belle. "Zeus!" Puis elle siffle et là, le bruit s'intensifie, passant de la chambre au couloir, puis au salon. Ensuite apparait son chien, Zeus. Pauvre bête laissée pour morte en pleine route après avoir été renversée par une voiture: Delilah en est tombée amoureuse à la seconde où elle l'a vu, dans la clinique vétérinaire. Il n'a plus que trois pattes, mais un coeur énorme et une joie de vivre à toute épreuve. Elle tapote l'espace libre près d'elle sur le canapé et le voit arriver aussi vite qu'une fusée pour venir s'allonger près d'elle, sa tête au pelage noir sur les genoux de Delilah. Il est assez grand, tout en muscle avec une gueule énorme. Il est assez impressionnant, mais ne ferait étrangement pas mal à une mouche! "Allez, j'ai encore deux cartons à prendre dans la voiture. Tu viens m'aider?", demande-t-elle à Zeus en se relevant. Mais il se contente de la regarder d'un air innocent et elle lève les yeux au ciel. "D'accord, j'ai compris! Lâcheur!" Glissant son téléphone dans le poche arrière de son jean, elle tire la langue à son chien et sort à nouveau de l'appartement. Voilà quelques semaines à peine qu'elle est là: et elle ne s'est jamais sentie aussi bien de sa vie. Reconnectée, mieux dans sa peau. Tout s'est fait tellement vite, et bien: elle a déjà décroché un job et a eu l'occasion d'avoir un endroit où vivre aussi, grâce à son oncle. En fait, elle n'avait plus qu'à arriver, tout était déjà presque prêt! Alors qu'elle retourne vers sa voiture, elle ressent un peu de peine en pensant à ses parents, qui sont si loin d'ici...Mais elle est heureuse. Comme le fait son frère, elle suit sa propre voie, mène sa propre vie et finalement c'est moins dur qu'elle ne l'aurait cru.