4 ans, Cody.
« Tu me tiens hein, Adam ? » La voix toute légère de la petite Rosie retentit, inquiète, alors qu’elle agrippe fermement la crinière de sa monture. Son frère, assis derrière elle, entoure son petit corps de ses bras, rassurant. « Promis ! Je suis là, Rosie. » Monsieur et madame Bates les observent dans un sourire amusé, une légère lueur inquiète mais bienveillante dans le regard. Ce n’est pas la première fois que Rosie monte à cheval, mais avec ce quarter horse costaud, on est loin du minuscule poney shetland qu’elle a l’habitude de monter. Alors que madame Bates tire doucement sur la longe du cheval pour le faire avancer, Rosie pousse un petit cri de surprise, affichant un large sourire. Leur père sort son appareil photo, fier de voir ses deux enfants réunis pour une activité qui lui tient tant à coeur. Les chevaux, c’est toute sa vie, et un jour il était le petit garçon courageux sur son cheval trop grand. « Tout va bien, Rosie ? » La voix d’Adam n’a pas encore mué, et ses bras sont à peine plus épais que ceux de sa petite soeur, mais la confiance aveugle qu’elle a en lui réchauffe le coeur de toutes les personnes qui ont un jour croisé leur chemin. Ils sont heureux, les Bates, et ça se lit sur leurs visages.

12 ans, Cody.
D’un pas inaudible, chaussettes aux pieds, Rosie se faufile dans la chambre de son frère. Elle le regarde s’affairer, quelques instants, la mine inquiète. « Qu’est-ce que tu fais ? » Sa voix fait sursauter Adam, qui se retourne vivement vers elle. « Rosie ! Je t’ai déjà dit de ne pas rentrer ici sans prévenir. » Malgré elle, des larmes lui montent aux yeux, parce qu’elle ne comprend pas. Elle a entendu ses parents prononcer le mot départ. La valise déposée sur le lit d’Adam ne fait que confirmer ses craintes. Adam s’en va. Elle n’est au courant de rien, et ça l’énerve. Elle ravale ses larmes, courageusement, et fronce les sourcils. Elle ne dit rien, parce qu’elle attend qu’Adam lui explique. Face au silence de sa petite soeur, celui-ci s’approche d’elle pour la serrer dans ses bras, comme il l’a toujours fait quand quelque chose n’allait pas. « Je pars, Rosie. Avec Aidan. Tu te souviens d’Aidan ? » Rosie hoche la tête, se forçant à arborer cet air fâché qu’elle souhaite montrer à son frère. « On va faire le tour du monde ! Rencontrer plein de gens, visiter des endroits incroyables, si tu veux je pourrai te montrer tout ça, un jour. » Rosie secoue la tête, déterminée. « Non. Je reste ici, avec maman et papa et les chevaux », elle répond sèchement, avant de se détacher des bras d’Adam avec force. Puis elle sort en courant de la chambre pour se réfugier dans la sienne, donnant libre cours aux larmes qu’elle retient depuis trop longtemps.

22 ans, Marseille.
Depuis la balançoire installée dans le jardin, Rosie observe la villa marseillaise d’un regard vide. Quelle horrible bâtisse. La piscine si bien entretenue, les carreaux trop propres, le chihuahua qui a peur de se salir les pattes… Ce n’est pas pour elle, tout ça. Elle soupire et réfléchit à ce qu’elle porte. Un haut blanc, un pantalon rose clair et des ballerines… ça lui donne envie de vomir. Elle rêve de retrouver ses bottes et son chapeau, mais son copain l’a forcée à laisser ses affaires à Cody. Tu n’en auras pas besoin là-bas, voyons. La France, c’est un pays chic. Maudit pays. Et puis cette belle-famille qu’elle déteste tant. Ils ne parlent pas un mot d’anglais, et dès qu’ils parviennent à sortir un mot, ils le massacrent avec leur accent à couper au couteau. Une envie grandissante de s’enfuir envahit Rosie, et elle finit par se lever, se postant devant le MacBook familial pour réserver le premier vol direction Billings. Dans un sourire presque euphorique, Rosie regarde l’imprimante s’affairer pour lui offrir une nouvelle vie, ou plutôt une vie qu’elle n’aurait jamais dû abandonner. « Au revoir, la France » elle chuchote, dans un français presque parfait.

22 ans, Cody.
En repoussant une mèche de cheveux derrière son oreille du revers de la main, Rosie pose son regard sur les ballots de foin qu’il lui reste à hisser les uns sur les autres et soupire. Mais ce n’est pas un soupir désespéré, non. C’est un soupir d’aise, parce qu’elle a rêvé de ce moment tellement de fois ces derniers mois. Son père l’avait attendue à l’aéroport de Billings, dans son énorme pick-up, et Rosie avait déballé tout ce qu’elle avait sur le coeur depuis sa misérable arrivée en France. Puis elle était partie faire une longue balade à cheval pour revenir à la tombée de la nuit, épuisée mais heureuse d’avoir pris la meilleure décision de sa vie. Lorsque son téléphone sonne, Rosie soupire à nouveau, croisant les doigts pour qu’il ne s’agisse pas de son ex, mais elle déchante bien vite. Son nom s’affiche sur l’écran et le visage de Rosie se referme alors qu’elle ignore obstinément l’appel, comme à chaque fois.

26 ans, Cody.
Rosie pose ses yeux bleus remplis d’impatience sur le moindre voyageur qui défile, à la recherche de son grand-frère. Il revient enfin, après de nombreuses années à ne pas donner assez de nouvelles. Du moins, du point-de-vue de Rosie. Il en a donné, des nouvelles, Adam. Mais souvent il en était incapable, pour une raison ou une autre, et il s’agissait là des journées les plus longues de la vie de Rosie. Après celles passées en France, peut-être. Lorsqu’elle aperçoit enfin son visage, un large sourire vient étirer ses lèvres et elle se retient pour ne pas courir vers lui et lui sauter dans les bras. Lorsqu’il arrive à sa hauteur, pourtant, elle le serre contre lui un peu plus fort que prévu, sa tête posée contre son torse, les yeux fermés. « Tu m’as tellement manqué, Adam », elle lui souffle, avant de se reprendre et de tendre la main vers le meilleur ami de son frère, d’un air avenant. « Salut, Aidan. Vous avez fait bon voyage ? » Elle prend un air plutôt professionnel, parce qu’elle ne sait pas quelle attitude adopter face à Aidan. Oh, elle n’a rien contre lui, après tout il a bien pris soin de son frère pendant toute la durée de leur voyage. Mais elle ne peut pas s’empêcher de lui en vouloir un peu, d’avoir accepté de partir avec lui, d’avoir passé tant d’années à ses côtés alors qu’elle-même restait toute seule à Cody. Mais au final, tout ce qu’elle veut, c’est le bonheur de son frère. Et ça, Aidan a su lui offrir, largement. Emue, elle observe ses parents retrouver leur seul fils, et elle a l’impression d’avoir douze ans à nouveau.

26 ans, Cody.
Les yeux clos, Rosie somnole près du lit d’hôpital de sa mère, enfin assez calmée pour pouvoir tenter de s’endormir. L’état de madame Bates est stable, d’après les médecins, et un poids énorme a quitté les épaules de Rosie au moment où on le lui a annoncé. Adam est parti il y a une petite heure, histoire d’aller chercher des vêtements propres et de quoi se rafraîchir. Rosie aurait aimé qu’il reste près d’elle, mais elle aussi a besoin de ses affaires et elle lui est reconnaissante d’avoir proposé d’y aller à sa place. Un accident de voiture. Madame Bates avait voulu éviter une biche sur la route et avait perdu le contrôle de son pick-up, tout bêtement. Quelques secondes d’inattention seulement. Rosie a rejoint l’hôpital au plus vite, avec son père et son frère, dans un état de panique générale. Ils ont attendu l’avis des médecins, longtemps, trop longtemps. Puis ils les ont rassurés. Et ils ont menti.
Rosie se réveille en sursaut en entendant le son si effrayant de l’électrocardiographe, celui qui annonce le début de la fin. Elle se lève d’un bond et se poste à côté du lit de sa mère, se penchant vers elle, pris d’une panique incontrôlable. « Un médecin, vite ! » elle lance à qui veut bien l’entendre, agrippant la main de sa mère pour la secouer avec un peu trop de force. « Maman, réveille-toi s’il te plaît ! » Une dizaine de médecins entrent dans la pièce et l’éloignent de sa mère, ce qui fait couler d’épaisses larmes le long de ses joues. « Maman… » elle murmure, perdue, les yeux rivés sur le visage de sa mère, qui ne répond plus à rien. La réanimation commence. Une fois. Deux fois. Trois fois. Quatre fois. Puis elle arrête de compter. Les plus longues secondes de sa vie défilent,  puis son monde s’effondre. « Madame est décédée. »

26 ans, Cody.
« ADAAAM ! » La voix de Rosie résonne dans les escaliers, qu’elle monte d’un pas habitué, un verre de jus d’orange à la main. Ca fait une heure qu’elle attend qu’il se lève, son tour du monde lui a apparemment fait oublier la vie au ranch et ça a tendance à agacer sa soeur. Elle ouvre la porte de la chambre de son grand-frère sans discrétion, et soupire en trouvant celle-ci encore baignée dans le noir. « Debout, la belle aux bois dormant, c'est l'heure, t'as promis de m'aider au ranch », elle lui lance d’une voix dure, tentant de distinguer sa silhouette endormie dans l’obscurité. Sans même écouter sa réponse, elle dévale à nouveau les escaliers, boit son verre de jus d’orange d’une traite et enfile ses bottes et sa veste en jean pour se mettre au boulot, ravie de pouvoir commencer sa journée parmi les chevaux. Il n’y a qu’avec eux qu’elle parle de ce qui s’est passé, parce qu’il il n’y a qu’eux pour l’écouter sans la juger, silencieux et apaisants.