Quand on respire pour la première fois, ça devrait aussi être notre première pensée. Ou savoir comment vont les gens que l'on aime déjà, avant même d'avoir posé les yeux sur eux. C'est ce que je me dis, quelques années plus tard. Mais il paraît que, de manière instinctive, je l'ai fait. J'ai passé du temps avec ma petite main accrochée à celle toute aussi petite de mon frère jumeau, j'ai vite babillé à la vue de mon frère aîné ou de mes parents. Une fille déjà bien à l'aise dans ce monde d'hommes.

Je m'appelle Shaw, et je suis la résultante de la rencontre fortuite d'un cow-boy et d'une fille d'éleveur. Originaires du Wyoming, il leur aura fallu un bar miteux dans le Texas pour se voir et ne plus jamais se quitter. Le destin est étonnant, parfois. Ils restent tous les deux assez vagues sur ce qu'était cette période de leur vie, quand ils se sont rencontrés si loin de leur maison respective, mais c'est assez drôle. Au final, ça ressemble plutôt pas mal au coup de foudre et au coup du sort, leur affaire.

De la plus certaine des manières, je suis la plus jeune de la famille, et celle qui a le plus dérouté mes parents. Aucun doute possible là-dessus. Le grand frère est notre aîné de six ans, donc ça creuse une sacrée différence. Pour mon jumeau et moi, j'ai eu le chic pour faire en sorte que tout ne se passe absolument pas comme prévu. Nous étions deux petits garçons attendus pour le courant de juillet. Nous sommes donc arrivés tous deux avant le terme, mais en parfaite santé, et par voie naturelle. De fait, mon frère, homme désormais assumé qu'il est, est né tardivement dans la nuit du vingt juin. Moi, attendue en petit mec numéro trois de la fratrie, je suis née avec tout ce qui compose une fille, et de surcroît le vingt-et-un juin très tôt, c'est-à-dire absolument pas le même jour que mon jumeau. Histoire de bien enfoncer le clou, vous voyez ? Au moins j'ai planté le décor dès mon arrivée.





Notre jeunesse a été un voyage constant. Nos parents ont toujours eu vraiment la bougeotte, et on suivait le rythme des rodéos. Entre temps, on vivait dans les ranchs où travaillait notre père et notre mère nous faisait l'école quand nous restions trop peu de temps dans un endroit pour y être décemment scolarisés. Ma vie a donc été montée de toute pièce dans un monde de cow-boys et de rodéos, et quasiment tous mes souvenirs y sont rattachés. Je suis devenue un peu plus le garçon de mes parents de cette manière, histoire de ressembler d'avantage à mon jumeau. Physiquement, on ne pouvait pas dire que c'était ça, de toute façon. Enfin. J'ai appris à marcher entre les pieds du cheval de barrel de mon père, un géant brun aux généreuses marques lactées répondant au nom tout simple de Classic. J'ai appris à monter à cheval très tôt, mais aussi à travailler avec le bétail et à user d'un lasso. J'ai fait une redoutable fille de ferme à partir du moment où j'ai été capable de réfléchir vraiment.

« The people you met. »

Malgré notre incessante balade, nous sommes souvent repassés par les mêmes endroits et je m'y suis fait des amis. À Cody, par exemple. J'y ai fait un peu mon trou à force. Surtout en y vivant deux ans après l'accident de mon père. Le rodéo l'a abîmé vraiment, le privant de l'usage de l'un de ses bras en détruisant son épaule. Le temps de rebondir, nous avons passé du temps dans cette ville, et je m'y suis sentie à la maison, un sentiment que je ne connaissais nulle part d'autre. Être à Cody, c'était revenir aux sources à chaque fois. J'y ai rencontré des personnes qui ont énormément compté dans ma vie, des amis qui me sont chers. Décider de quitter la ville et de ne plus jamais y revenir a été l'une des plus douloureuses décisions à prendre de toute ma vie.





J'avais seize ans, une relation fusionnelle avec mon jumeau, une vie géniale à vivre, des amis pour qui j'aurais tué. J'étais de retour à Cody pour mon premier rodéo, sur un barrel race avec un cheval qu'on m'avait confié pour l'entraîner et réussir à le vendre au meilleur prix par la suite, mais qu'importe. Tout s'est magnifiquement déroulé, j'ai fait de très belles choses en compétition. Tout s'est parfaitement bien passé, jusqu'à ce qui aura été mon dernier soir à Cody avant que beaucoup de choses ne changent. J'aurais du passer encore trois jours en ville, à profiter de mes amis que je ne reverrais pas avant un an, à profiter de l'ambiance du rodéo qui me manquerait quand je rentrerais à la maison pour reprendre le cours de ma vie beaucoup moins bohème. Seulement, il s'est passé quelque chose, et au matin j'ai plié bagages, fais mes adieux et quitté la ville avec un secret qui me rongerait.

J'ai erré, seule, déterminée à ne pas rentrer à la maison, et j'ai atterri sans savoir comment à Denver, où j'ai laissé l'ancienne Shaw, garçon manqué du Wyoming avec quelque chose à cacher, dans une boîte Mon frère a essayé de me faire parler, et comme je lui avais toujours tout dit à travers le lien d'or qui nous reliait, il a pensé que je plierais. Mais je l'ai renvoyé de toutes mes forces pour qu'il n'approche pas de la vérité. J'ai coupé au ciseau le lien, et je l'ai éloigné de moi. Je l'ai blessé et je me suis blessée en route. J'ai fait un choix pour protéger mon univers, et ça m'a fait mal. J'ai vu peu de ces gens qui comptaient pour moi ces sept dernières année. J'ai à peine vu mes parents et mes frères. J'ai coupé presque tous les ponts avec le monde du rodéo, me contentant, parfois, de quelques nouvelles pour prouver que je n'étais pas morte. Je me suis mise à étudier, et j'ai fermé la porte sur ce qu'il s'était passé à Cody.





J'ai étudié à l'université de Denver, dans le commerce, grâce à ma motivation et au fait que je ne suis pas aussi bête que je peux bien en avoir l'air. J'ai troqué ma chemise et mes bottes contre des robes proprettes et élégantes et un peu de maquillage pour paraître plus féminine. C'était tellement loin de la Shaw du Wyoming que j'ai vraiment fait illusion. J'ai réussi à créer de toute pièce un avenir ne se reposant pas sur celle que j'avais été. J'avais réussi à me gommer et à me réinventer, et par conséquent, peut-être, à gommer le secret qui m'empoisonnait la vie. Après mon diplôme, j'avais obtenu une bonne place dans une grosse entreprise de commerce, j'avais même un compagnon, avec lequel j'étais fraîchement fiancée, qui me donnait l'impression que ma vie pourrait peut-être valoir le coup d'être vécue un peu plus longtemps avec ce poids sur les épaules. Juste presque. Le secret qui m'avait poussé dans cette nouvelle vie, créant chaque cellule de la nouvelle Shaw, femme d'affaires, ne pouvait m'atteindre que tant qu'une personne vivrait. Lorsque j'ai su que cette seule personne pouvant me compromettre s'était tragiquement tue à jamais, l'illusion a volé en éclats.





Vingt-trois ans, un avenir brillant dans le commerce, un fiancé dans la finance. Voilà le résumé de la Shaw propre sur elle que tout le monde a pu apprendre à connaître à Denver. Donc quand j'ai rompu et que j'ai donné ma démission en ayant troqué mes escarpins vernis et mes tailleurs conventionnels contre une paire de santiags et une chemise en flanelle, ils sont tous tombés des nues. Mais j'ai fait mes bagages, libérée d'un poids énorme, et j'ai pris la route, bille en tête. J'ai d'abord cherché à retourner vers ma famille. Les retrouvailles ont été très froides, parce qu'ils attendaient des explications que je n'étais pas prête à leur fournir, mais peu importe, ça m'a fait un bien fou de passer un peu de temps à leurs côtés. J'aurais toute une vie pour essayer de me rattraper, à l'avenir. J'ai profité d'être un peu à la maison pour me remettre en ordre quelques temps, puis j'ai pris une grande décision qui marque le tournant de ma vie.

Avec l'ambiance froide au sein de ma famille, le seul endroit que je me rappelais avec nostalgie comme étant la maison, c'était Cody. Là où j'avais eu tant d'amis que j'avais laissé sur le carreau. C'était culotté d'y retourner, mais j'aimais cette ville, et j'étais certaine de pouvoir me faire à tout, là-bas, y compris aux réactions des autres face à moi. J'avais aussi un peu d'espoir de parvenir à réparer les dégâts qu'avaient causés sept longues années de fuite, et ça, pourtant, ça ne serait pas forcément facile. Il n'y avait plus rien en travers de ma route. Si je ne pouvais pas dévoiler le secret, il ne pourrait pas pour autant me noyer.

En fait, j'ai pris les meilleures et les pires décisions de ma vie à Cody. J'y ai connu des joies et des peines, des peurs et des fou rires. Je m'y suis sentie chez moi, entourée des miens, qu'importe l'horizon duquel ils venaient. Cody m'a toujours plu, et même si tout ne sera pas toujours rose tant que j'y serais, je n'en repartirais pour rien au monde !